Les Carnets blancs





    “J’ai lu dans le journal l’interview d’un peintre. Une de ses amies new-yorkaises lui avait prêté son appartement pendant les vacances. Pour la remercier, le peintre a repeint en blanc tous les tableaux de l’appartement. Cette histoire a eu lieu il y a quinze ou vingt ans. Aujourd’hui, le peintre est devenu célèbre, et les tableaux repeints en blanc valent peut-être plus cher que s’ils ne l’avaient pas été. En lisant cette interview, j’ai d’abord souri. J’imaginais la tête de l’amie new-yorkaise qui revient de vacances et qui voit des croûtes blanches sur ses tableaux. J’imaginais aussi le sourire béat du peintre. Était-il assez fou, assez génial pour croire que son cadeau ferait plaisir à son amie ? Était-il au contraire sadique, friand de blagues un peu lourdes ? Ou était-il juste cinglé, au milieu d’une crise de mégalomanie ? En lisant cette interview, j’ai pensé aux tableaux que je possède : des dessins d’Eugène Galien-Laloue. Une toile de Miguel Amate. Et le tableau jaune du triptyque de Marziac. Je n’attache pas d’importance aux objets. Aux lampes qui se cassent. Aux tables qui s’abîment. Aux vêtements qui se tachent. Sauf exception. Et l’exception, ce sont les objets qui ont une histoire. Les quelques tableaux qui sont chez moi ont une histoire. Le bureau recouvert de cuir rouge de mon grand-père aussi. Le caleçon de Conrad, que je trimballe de déménagement en déménagement, aussi. Un jour, je l’ai avoué à Conrad. Je lui ai dit que j’avais conservé son caleçon de 1992. Il a trouvé ça bizarre. Presque dégueulasse. Est-ce que c’est ça être matérialiste ? Garder un caleçon ? Ne pas vouloir qu’on touche à un tableau ? Je me suis demandé ce que l’amie du peintre pensait aujourd’hui de cette histoire. Était-elle pour elle empreinte de tendresse ? Empreinte d’humour ? Ces tableaux blancs sont-ils devenus pour elle des objets auxquels elle tient ? Des tableaux qui portent en eux un double souvenir ? Je me suis demandé s’il ne fallait pas accepter de traiter les objets comme des enfants qui grandissent. Des objets qui continuent leur vie. Qui se dégradent, qui se transforment. Qui constituent le réceptacle de nos histoires.”